Suisse

Le seul sifflet pouvant être rattaché à la production suisse au MuCEM provient de la collection Lionel Bonnemère qui collecta des centaines de bijoux populaires et d’amulettes en France (coll. 1901.1). Dans le registre d’inventaire du MET où ce sifflet entre en 1901, c’est à la Bourgogne qu’est attribuée son origine. Sa forme tubulaire simple nous permet pourtant de dire qu’il provient du village de Bonfol, dans le canton du Jura, d’où étaient exportés, vers l’est de la France notamment, de nombreux sifflets du même genre. En revanche, il n’est pas possible de préciser la datation. On peut cependant émettre l’hypothèse suivante : sachant que Bonnemère collectait des amulettes, et que l’on sait que ce type d’objet est souvent conservé plus longtemps par leurs propriétaires, ce sifflet-amulette pourrait avoir été un des objets les plus anciens collectionnés par Bonnemère. On peut donc penser qu’il est bien antérieur aux années 1900.

Histoire

La production suisse de sifflets est peu connue. Dans son étude sur l’histoire des sifflets, Heide Nixdorff rapporte que les modèles en forme de chouette venant de la région du Rhin et du sud de l’Allemagne aux xve et xvie siècles étaient diffusés jusque dans le nord de la Suisse, à Hallwill (canton d’Argovie)1.

Lieux de production et traditions populaires

À Thoune (canton de Berne), la chouette constitue le modèle le mieux connu. Ce centre très actif au xixe et jusqu’au début du xxe siècle est célèbre pour ses céramiques émaillées (ill. 1). Les sifflets qu’il a produits et que nous avons pu étudier dans les collections privées témoignent de la qualité des décors. Avec le développement du tourisme, la production gagna en notoriété et fut plus largement diffusée. Mais si ces objets furent alors réalisés plutôt comme souvenirs, ils l’auront été dans le respect de la forme traditionnelle.

Sifflets en forme de chouette, Thoune, fin du XIXe siècle. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ill. 1 : Sifflets en forme de chouette, Thoune, fin du xixe siècle.
Coll. particulière. © Pierre Catanès

Pfingstgugger, Einsiedeln, XXe siècle. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ill. 2 : Pfingstgugger, Einsiedeln, xxe siècle.
Coll. particulière. © Pierre Catanès

Comme dans l’Alsace voisine, les sifflets en forme de chouette se retrouvent associés aux coucous cylindriques produits à Einsiedeln dans le canton de Schwyz (ill. 2). Cette commune s’est fait remarquer pour ses masques à l’effigie de diable cornu, portés lors des défilés du carnaval, mais la production de sifflets est elle aussi un élément important des coutumes populaires. Ces derniers sont appelés Pfingstgugger, qui se traduit par « coucous de la Pentecôte ».

La première mention écrite de ces sifflets se trouve sans doute dans un poème de 1917 de l’écrivain suisse Meinard Lienert (1865-1933), célèbre pour ses travaux sur le dialecte suisse allemand et natif d’Einsiedeln. Dans son texte, D’Waldlüt vo Einsiedle, qui évoque les habitants d’Einsiedeln2, il utilise le terme Pfingstetökelgschirrli qui désigne les Pfingstgugger et les Pfingstscheller, c’est-à-dire les clochettes et sifflets de terre cuite de la Pentecôte, décrits en 1935 par Martin Gyr dans son livre sur les coutumes populaires d’Einsiedeln, Einsiedler Volksbräuche3.

Cet auteur nous apprend que ces sifflets étaient vendus à la Pentecôte. Les potiers fabriquaient à cette occasion de la vaisselle miniature ainsi que des cloches et des coucous (non glaçurés à la différence des dînettes). Le matin de la Pentecôte, ils dressaient leurs étalages devant l’hôtel de ville et vendaient ces objets aux enfants pour un batzen (ancienne monnaie). Dès midi, le village résonnait du bruit des clochettes et des coucous, messagers du printemps. Ces coucous étaient toujours produits dans le village dans les années 1980 par M. Willy Auf des Maur.

Un type de sifflet très différent, simple sifflet tubulaire pointu, était fabriqué à Bonfol dans le canton du Jura. Cette fabrication est détaillée dans le texte sur ce centre d’où pourrait provenir le sifflet de la collection du MuCEM.

Jura (canton du)

Bonfol

Cochon de la Sainte-Catherine, Vesoul, 2013. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ill. 3 : Cochon de la Sainte-Catherine, Vesoul, 2013.
Coll. particulière. © Pierre Catanès

Le sifflet de la collection du MuCEM, trouvé en Bourgogne, est un simple sifflet tubulaire pointu. Sa forme est semblable à celle des sifflets de Bonfol, et il était probablement destiné  à être inséré à l’arrière d’une pâtisserie.

Cette tradition, attestée dans l’est de la France, se pratique toujours à Vesoul où, pour la fête de la Sainte-Catherine en novembre, on vend des cochons en pain d’épice dans lesquels ce type de sifflet, aujourd’hui en bois tourné, est inséré à la place de la queue (ill. 3). Il est possible qu’un centre potier français ait aussi réalisé ces sifflets mais nous n’en avons pas trouvé trace. Comme on le lira ci-après, les sifflets de Bonfol étaient vendus jusqu’à Belfort. Seule une analyse de la pâte permettrait d’obtenir la confirmation de l’origine de ce sifflet.

Deux sifflets semblables à celui du MuCEM ont été trouvés à Porrentruy (canton du Jura) au lieu-dit Grand’Fin, sans qu’il soit possible de les dater précisément compte tenu de la continuité de la forme de ces sifflets4. D’autres exemplaires ont été trouvés à Montbéliard et datent d’avant le xviisiècle5. Ils sont d’une longueur comparable à celle du sifflet du MuCEM (entre 2,7 et 3,6 cm), et pourraient aussi avoir Bonfol pour origine.

Nous possédons une bonne description de la production des sifflets dans ce village grâce à un article de 1946 rédigé par Jules Surdez de Berne6. Il y rapporte le témoignage de sa femme qui en fabriquait dans sa jeunesse7. Le texte étant particulièrement détaillé, il a semblé intéressant d’en donner ici de larges extraits.

Bonfol était, au xixe siècle encore, un bourg à vocation agricole devant sa réputation à une longue tradition potière. Les potiers y tournaient en effet de la vaisselle, et notamment des caquelons, vendus par des marchands ambulants dans une vaste zone.

Une particularité locale était la fabrication de petits sifflets en terre cuite, le hota d Bonfo /ḥòta̩ d’Bonfò̩/. Façonnés en hiver par les femmes et les filles des potiers, ils étaient destinés aux pâtissiers qui les mettaient en guise de queue dans les chevaux en pain d’épice. Une fois la friandise mangée, les enfants jouaient avec les sifflets. « Les jours de bénichon8, vous eussiez dit que tous les grillons des finages s’étaient donné rendez-vous sur la place du village, tant était bruyante la sifflade des petits sifflomanes. » Cette production s’est maintenue jusqu’à quelques années avant la Première Guerre mondiale.

Les faiseuses de sifflets allaient extraire au lieu-dit Ch le kroe /Ch lḗ krœ̀/ (Sur les Creux) « une terre plus rouge que celle employée pour la vaisselle et qui se trouve à une moindre profondeur9 ». Jules Surdez décrit ensuite les opérations traditionnelles du potier : épierrage, laminage, broyage et malaxage de la terre afin d’en retirer les impuretés et pour la préparer à être utilisée.

« On en détachait ensuite des morceaux gros comme une “michette” de pain qu’on découpait, avec un vieux couteau, en portions de la grosseur d’un œuf. Chacune de ces boulettes était roulée avec les mains en un cylindre de l’épaisseur d’un crayon, long de 30 à 50 centimètres, qu’on découpait ensuite en tronçons de 4 centimètres. On enroulait ceux-ci l’un après l’autre, autour du “siffleur” (hotou /ḥòtou/) une sorte de poinçon conique en os ou en bois, qu’on ne retirait qu’après avoir obturé une des extrémités du sifflet en gestation en la roulant sur une table ou entre deux doigts de la main gauche. L’autre bout, placé sur l’ongle du pouce droit, était aplati avec le gras du pouce gauche puis légèrement relevé. Le “sifflage” (ou hotedj /ḥôtè̩dj’/) était l’opération la plus délicate. Elle consistait à perforer l’extrémité en question avec la pointe du “siffleur”, à former une petite rainure puis à faire un second trou, profond de 1 centimètre, qu’on agrandissait ensuite. »

Les sifflets étaient ensuite essayés. « Une habile “siffleuse” (hotouz /ḥòtou̩z/) pouvait siffler (hote /ḥòtḕ̩/) trois à quatre cents sifflets, au cours d’une veillée. » Après séchage, on remplissait des pots de ces sifflets qui étaient cuits avec les caquelons. Ces sifflets étaient vendus cinquante centimes le mille aux pâtissiers des villes jurassiennes, à ceux de Belfort, de Bienne et de Bâle pour servir de queues « à ces petits chevaux en pâte qui – on le disait plus crûment en patois – pouvaient siffler par la queue10. »

J. Surdez rapporte les souvenirs de son épouse de ces veillées passées dans sa jeunesse à faire avec ses sœurs des milliers de ces petits sifflets. Celle-ci fredonne encore le chant suivant : « Hota, hota, mon hota, / Lo griya / S’angrin.nyaré, / Hota, hota, mon hota, / Lo griya / Se kajaré. /ḥò̩tǝ, ḥò̩tǝ, mon ḥōta̩, / ló griya̩ / s’angrin.nyǝré̩, / ḥò̩tǝ, ḥò̩tǝ, mon ḥò̩ta̩, / ló griya̩ / sǝ kajǝré/̩. (Siffle, siffle, mon sifflet / Le grillon / Se fâchera / Siffle, siffle, mon sifflet / Le grillon / Se coisera [se taira].) »

À la lecture de cet article, on est surpris par la quantité de sifflets que pouvaient fabriquer ces femmes, d’autant plus que l’auteur précise que cette production pouvait être encore plus importante quand les membres de la famille travaillaient à la chaîne. On remarque que ce type d’activité a souvent échappé aux spécialistes, plus enclins à décrire une production plus « prestigieuse » et plus « officielle ». C’est pourtant là un témoignage économique autant que sociologique sur le travail domestique féminin. Et c’est donc une double chance que nous avons aujourd’hui : que Jules Surdez ait livré le témoignage de sa propre femme, et que ce simplissime sifflet ait été considéré comme une amulette, ce qui l’aura préservé d’une destruction assurée...

1 Heide Nixdorff, Tönender Ton. Tongefäßflöten und Tonpfeifen aus Europa, Berlin, Staatlicher Museen Preußischer Kulturbesitz, 1974, p. 11-12.

2 Cette information, ainsi que la référence à l’ouvrage de Martin Gyr qui suit, proviennent d’un prospectus de la poterie de Willi Auf der Maur accompagnant ces sifflets, écrit par Brigitte Geiser, auteur en 1976 d’un ouvrage sur les instruments de musique dans la tradition populaire suisse.

3 Martin Gyr, Einsiedler Volksbräuche : Mit Wappen, Melodien, illustr. Umschlag und 250 Bildern aus dem Volksleben, nebst kurzen Beschrieben und Betrachtungen über wichtige Ereignisse, Buchdr. „Neue Einsiedler Zeitung“, 1935.

4 Ursule Babey, Produits céramiques modernes. Ensemble de Porrentruy, Grand’Fin. Cahier d’archéologie jurassienne 18, Porrentruy, Office de la culture et Société jurassienne d’Émulation, 2003, p. 118 et pl. 54.6.

5 Christian Tchirakadzé et Elisabeth Furher, En quête d’une mémoire, 10 ans d’archéologie urbaine à Montbéliard, cat. exp. Montbéliard, Éd. musées de la ville de Montbéliard, 1998, p. 86-87.

6 Les informations sur les sifflets de Bonfol sont extraites de Jules Surdez, « Les petits sifflets de Bonfol », Folklore suisse, Bulletin de la Société suisse des traditions populaires, Bâle, 1946, p. 53-56.

7 Dans Arthur Rossat et Edgar Piguet (publié par), Les Chansons populaires recueillies dans la Suisse romande par Arthur Rossat, Tome second, 1re partie : Chansons des fêtes de l’année, Bâle, Société suisse des traditions populaires (Bâle, Société suisse des traditions populaires, 1930, p. 97-98), Jules Surdez donne communication d’un chant du « Mai des enfants », « Lai Mairiouenate ». Présenté comme instituteur à Épiquerez, il indique que son épouse, née à Bonfol en 1879, chantait cette chanson de porte en porte en tenant avec ses compagnes un rameau d’aubépine en fleurs et que chaque famille visitée donnait des œufs et de la farine. La description faite de la fabrication des sifflets peut être datée des années 1890.

8 La bénichon est une fête populaire toujours existante dans plusieurs communes du canton de Fribourg. À l’origine, la benission était la fête patronale paroissiale, qui s’est transformée ensuite en fête des récoltes ou de la descente des troupeaux (la désalpe étudiée par Van Gennep). On y chantait et dansait et les couples s’y formaient. J. Surdez ne précise par la date de cette bénichon.

9 Cela est un rare témoignage où les femmes des potiers vont extraire la terre, ce travail étant généralement le travail des hommes.

10 « Dé pté tchva k hotan pouè l tyu /dḗ pté tchvā k ḥŏ̩tan po̯uè l tyu/ (des petits chevaux qui sifflent par le cul) ». On rapprochera cette appellation de celles des sifflets en forme de cheval du Danemark ou de Nibelle (Loiret).