Alsace

La production de sifflets en terre cuite étant encore très vivante en Alsace, il n’est pas surprenant de trouver un ensemble de dix-sept sifflets de cette région dans la collection du MuCEM.

La majorité de cet ensemble a été recueillie au milieu du xxe siècle. Seuls trois sifflets témoignent de la production de la première moitié du xxe siècle.

L’histoire

Le sol alsacien a livré de nombreux sifflets ou fragments de sifflets lors de fouilles.

Ainsi, à Strasbourg, ont été trouvés deux embouts et une base de sifflet, datés du xvie siècle1, et d’autres découvertes de la même époque ont été faites sur le reste du sol alsacien2. Cependant, cette production est signalée plus tôt, puisqu’en 1431, Conrad de Dankrotzheim, en établissant la liste de l’équipement domestique que doit acquérir un jeune homme pour sa future épouse, cite parmi les pièces de poterie les sifflets pour enfants3.

Le sifflet en terre cuite s’inscrit dans une abondante production régionale de jouets en terre cuite dont les plus anciens exemplaires retrouvés datent du xiiie siècle.

Les lieux de production

On trouve des centres de production dans toutes les régions alsaciennes. C’est grâce à l’étude sur les poteries populaires d’Alsace de Georges Klein (1921-2001), conservateur du Musée alsacien de Strasbourg, que beaucoup d’entre eux nous sont connus.

Ainsi au nord, en Alsace Bossue, il signale la production d’Adamswiller (Bas-Rhin) : « Avant 1949, il y avait encore à Adamswiller un potier Osswald Guillaume qui travaillait sur place et qui produisait des terres vernissées. En 1947, j’ai visité cette poterie [...]. Il y avait également une corbeille toute pleine de sifflets à eau, de coucous en forme d’oiseaux4. »

Près de là, en forêt d’Haguenau (Bas-Rhin), se trouvent les centres potiers d’Haguenau et de Soufflenheim. Un sifflet en forme de cheval vernissé vert, daté du xviie siècle et conservé au Musée alsacien de cette ville, témoigne de la production locale. Mais c’est bien sûr de Soufflenheim (Bas-Rhin) que proviennent la majorité des sifflets alsaciens aujourd’hui conservés.

À Colmar et sans doute aussi dans le Sungau, tout comme à Mulhouse (Haut-Rhin), des jouets et des sifflets ont été produits, au moins jusqu’à 1829, année du décès du dernier potier de Mulhouse5.

Cependant, au début du xxe siècle qui marque le déclin de la poterie, celle-ci s’est rapidement concentrée dans les villages de Soufflenheim pour la terre vernissée et de Betschdorf (Bas-Rhin) pour le grès.

Il semble que les sifflets ont été seulement fabriqués en terre vernissée car on ne retrouve pas cette production à Betschdorf, principal centre potier alsacien pour la production de grès. Pourtant, des jouets en grès en forme de poterie miniature y ont été façonnés, mais nous n’avons pas trouvé trace de sifflets.

Les formes

Horneulen et Kuku de Soufflenheim à décor jaspé, années 1930. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ill. 1 : Horneulen et Kuku de Soufflenheim à décor jaspé, années 1930. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Trois formes de sifflets sont courantes en Alsace : le modèle globulaire cylindrique et deux modèles de sifflets à eau, un oiseau sur socle et un vase en forme de hibou, ou plus souvent aujourd’hui, d’oiseau. Ces trois formes sont présentes dans la collection du MuCEM.

Le sifflet à eau en forme de hibou (Horneule) se retrouve depuis la fin du Moyen Âge dans le bassin rhénan. Il est difficile de connaître l’origine exacte de cette forme (ill. 1).

Les « oreilles » de ces oiseaux ont peu à peu disparu au xxe siècle, ainsi que les becs crochus.

La forme du Kuku ou Gügück, sifflet globulaire cylindrique, se retrouve quant à elle du sud de la Pologne à l’Alsace. Aujourd’hui très aplatie, il est difficile d’y voir la forme de corne dont elle dérive (ill. 1). Les sifflets polonais, tchèques ou suisses de ce type ont une forme plus allongée, proche du sifflet 1975.74.94 de la collection du MuCEM.

Les sifflets à eau (Wasserpfiffle) en forme d’oiseau sont communs à une large partie de l’Europe (ill. 2). Seuls la glaçure et les décors permettent de les identifier aisément. Les traits incisés qui se retrouvent fréquemment à l’extrémité de l’embouchure de ces sifflets, comme sur celle des sifflets en forme de hibou, se rencontrent aussi dans la production de certains centres potiers d’Allemagne. On observe déjà ces traits sur les embouchures de sifflets du xvie siècle.

Wasserpfiffle, Soufflenheim, années 1930 et milieu du XIXe siècle. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ill. 2 : Wasserpfiffle, Soufflenheim, années 1930 et milieu du xixe siècle.
Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ensemble de sifflets de Soufflenheim à décor engobé, début ou 1re moitié du XXe siècle. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ill. 3 : Ensemble de sifflets de Soufflenheim à décor engobé, début ou 1re moitié du xixe siècle.
Coll. particulière. © Pierre Catanès

Les décors sont le plus souvent réalisés au barolet, petit récipient d’argile dont la forme est proche de celle du Kuku. Muni d’un trou à son extrémité, dans lequel est placée une plume d’oie taillée en biseau, et rempli d’engobe de couleur, il permettait au potier, ou souvent à sa femme, de tracer les décors d’une main sûre (ill. 3).

Ces sifflets ont suivi les évolutions des décors alsaciens : utilisation du bleu de cobalt à partir de 1905-1910 (et surtout dans les années 1930, puis après 1970, où le bleu devient une marque de la poterie alsacienne), décors jaspés des années 1920-1930, fond brun manganèse des années 1940-1950, etc. Mais, le plus souvent, le sifflet, objet de peu de valeur, possède un fond jaune uni indiquant l’absence d’engobe.

D’autres formes plus variées étaient réalisées auparavant. Certains sifflets représentant saint Gangolf, fabriqués au xixe siècle à Mulhouse ou dans le Sundgau pour le pèlerinage du saint, en attestent.

À côté des modèles traditionnels, les potiers réalisent aujourd’hui divers sifflets : poussins, oiseaux, etc. Le sifflet 1975.74.95 de la collection du MuCEM en est un exemple.

Il faut ajouter ici un modèle très particulier : les Ruessvöjel, sifflets à suie en forme d’oiseau. Reprenant la forme des sifflets-hiboux, ils étaient, en réalité, des farces et attrapes. L’intérieur était rempli de suie ou de farine. La fenêtre du tuyau inséré dans l’objet, n’était pas réellement percée. Cela permettait, lorsque l’enfant soufflait dedans en croyant avoir affaire à un sifflet, de faire sortir la suie par un petit trou percé à l’arrière de l’objet, qui la renvoyait ainsi à la figure du siffleur.

Le MuCEM possède deux Ruessvöjel : 1975.91.72 et 1975.91.73 (ill. 4 à 7). Décrits comme sifflets dans les inventaires, ils n’ont, bien sûr, pas été intégrés à ce catalogue car il ne s’agit en rien d’objets sonores. Cela dit, ils remplissaient bien leur fonction, trompant même la sagacité des conservateurs ! Ces « sifflets » ont été fabriqués à Soufflenheim jusqu’au milieu du xxe siècle.

Sifflet à suie, Soufflenheim, milieu du XXe siècle. Marseille, MuCEM (1975.91.72). MuCEM / © Pierre Catanès

Ill. 4 : Sifflet à suie, Soufflenheim, milieu du xxe siècle.
Marseille, MuCEM (1975.91.72).
© MuCEM / Pierre Catanès

Sifflet à suie, Soufflenheim, milieu du XXe siècle. Marseille, MuCEM (1975.91.73). MuCEM / © Pierre Catanès

Ill. 5 : Sifflet à suie, Soufflenheim, milieu du xxe siècle.
Marseille, MuCEM (1975.91.73).
MuCEM / © Pierre Catanès

Sifflet à suie : trou de remplissage de la farine sous le socle. Marseille, MuCEM (1975.91.73). MuCEM / © Pierre Catanès

Ill. 6 : Sifflet à suie : trou de remplissage de la farine sous le socle.
Marseille, MuCEM (1975.91.73).
MuCEM / © Pierre Catanès

Sifflet à suie : trou de renvoi de la farine dans la tête. Marseille, MuCEM (1975.91.73). MuCEM / © Pierre Catanès

Ill. 7 : Sifflet à suie : trou de renvoi de la farine dans la tête.
Marseille, MuCEM (1975.91.73).
MuCEM / © Pierre Catanès

La vente : Kilbe et Christkindelsmärik

L’occasion de vente la plus connue est celle du pèlerinage de saint Gangolf près de Schweighouse-Thann (Haut-Rhin) (voir sur ce sujet « Le sifflet, usages et symboles »). Mais, comme en témoigne Philippe Ludwig, potier à Soufflenheim, dans une lettre à Georges Henri Rivière accompagnant quatre sifflets en 1967 (coll. 1967.22), les sifflets étaient aussi vendus lors de la Kilbe ou Messti.

Ces fêtes villageoises se tenaient souvent les dimanches les plus proches de la fête du saint patron de la paroisse, et parfois le dimanche suivant, appelé « le retour de la fête ». Comme pour toute fête de village, les forains tenaient stands et boutiques où se vendaient des jouets.

Il ne faudrait pas oublier le Christkindelsmärik, ce marché de Noël si célèbre en Alsace. Paul Adolphe Kauffmann, dit Peka (1849-1940), célèbre illustrateur qui a également beaucoup représenté l’Alsace et les Alsaciens, nous en donne la description suivante en 1918, sans doute tirée de ses souvenirs d’enfance :

Usages et costumes d’Alsace. 21. La foire aux arbres de Noël, ill. P. Kauffmann, vers 1918.

Ill. 8 : Usages et costumes d’Alsace. 21. La foire aux arbres de Noël, ill. P. Kauffmann, vers 1918.

« Partout s’ouvre la foire aux sapins. Les arbres de Noël descendent de la forêt vosgienne. [...] Le 24 décembre sera jour ou plutôt soirée de grande fête. Les baraques foraines encombrent la place publique. Elles offrent aux convoitises enfantines cent merveilles, mais, ce qui par-dessus tout attire le regard des garçons, ce sont les sifflets. Quiconque possède deux sous, achète un sifflet, et les rues du pays s’emplissent d’une assourdissante cacophonie. D’où vient cette rage de sifflets à Noël ? Nul ne le sait et nul n’oserait tenter d’interdire l’infernal concert6. »

Les illustrations parues dans son livre ou dans une série de cartes postales sur les usages d’Alsace (ill. 8) représentent des jeunes garçons avec des sifflets de métal mais il est possible que, dans les régions proches des centres potiers, ces derniers aient surtout été en terre.

Pour conclure, nous reprendrons ici le témoignage de Paul Gehrlein, ancien directeur du collège de Soufflenheim et historien de la région d’Haguenau, qui, dans sa préface à l’ouvrage de Georges Klein, rapporte ce souvenir de son enfance dans un village alsacien : « Une image est restée très présente, celle du marchand de vaisselle ambulant, le Gschirrmann, qui passait une fois par mois dans les rues du village. Précédant d’un pas mesuré son attelage de chevaux qui traînait une grosse charrette aux roues cerclées de fer, il lançait à chaque halte un retentissant Gschirr... [...] Pendant que nos mères se ravitaillaient en poteries utilitaires, nous pouvions choisir entre un sifflet à eau, un oiseau farceur (Ruessvöjel) ou une tirelire en forme de pomme, de poire ou de lapin. Cela se passait dans les années 1920-19307. »

Soufflenheim (Bas-Rhin)

Le nom de Soufflenheim est aujourd’hui étroitement associé à la poterie alsacienne. Tous les sifflets alsaciens de la collection du MuCEM en proviennent.

Située à une quinzaine de kilomètres d’Haguenau, la commune se trouve en lisière de l’immense forêt d’Haguenau. Son sous-sol riche en argile et la proximité des réserves de bois ont favorisé l’industrie potière. La région a été occupée de façon dense dès l’âge de bronze. À l’époque gallo-romaine, un atelier de tuiliers était actif à proximité. Des fragments de céramique du viie siècle ont été trouvés dans le village et leur analyse laisse penser que beaucoup de céramiques de cette époque trouvées en Alsace ont été produites aux environs de Soufflenheim8.

Le village apparaît dans les textes en 1147. Au xve siècle, c’est déjà un village important de six cents habitants environ. La première mention des potiers apparaîtrait en 1160, dans une charte de Frédéric Ier Barberousse accordant aux potiers le droit d’extraire gratuitement et à perpétuité l’argile nécessaire à leur profession. Il est probable que ce texte relève plutôt de la légende pour justifier l’exemption de paiement sur l’extraction qui existe depuis la fin du xviie siècle.

Pendant toute la période médiévale, Soufflenheim fut un important centre potier régional mais la guerre de Trente Ans porta un coup d’arrêt à cette prospérité car, en 1666, le village ne comptait plus que quarante âmes. Soufflenheim ne fut plus ensuite qu’un centre potier parmi d’autres. Le Bas-Rhin comptait en effet en 1799 cent cinquante ateliers dans trente-huit localités.

Le xixe siècle verra la renaissance de l’industrie potière dans le village. Quatre-vingt-quinze potiers travaillaient en 1836 dans une trentaine d’ateliers et avec plus de trois mille habitants, Soufflenheim était alors le plus grand village d’Alsace. Les autres petits centres potiers disparaissaient peu à peu. Le nombre d’ateliers atteignait cinquante et un en 1891 avant de diminuer fortement pendant la première moitié du xxe siècle. La production de récipients alimentaires en terre vernissée, bien adaptée à un mode de vie traditionnel, connut une forte crise dont les potiers ne se sauvèrent qu’en trouvant de nouveaux débouchés, à Paris notamment, ou en s’adaptant à de nouvelles activités telles que l’horticulture. La qualité de la production potière permet, depuis les années 1960, d’exporter largement, conduisant même certains ateliers à se transformer en véritables entreprises.

Dans ce schéma, il n’est pas surprenant que les sifflets de la collection du MuCEM proviennent tous de ce village tant Soufflenheim domine depuis longtemps la poterie alsacienne. Ils viennent des ateliers ayant conservé leur structure traditionnelle familiale remontant au Moyen Âge. Ainsi, les deux sifflets achetés en 1936 par M. Linckenheld au pèlerinage de saint Gangolf (1960.46.1 et 1960.46.2) en proviennent-ils. Ils étaient vendus par un colporteur. Quinze marchands ambulants vivaient encore dans la commune dans les années 1950 (contre trois en 1970 !).

La similitude entre tous les sifflets de Soufflenheim s’explique aisément. Les registres d’état-civil montrent les liens familiaux étroits entre les grandes « dynasties » de potiers. Les mariages sont nombreux entre les Friedmann, Lehmann, Mosser, Beck, Mary, Jaek, Goetz, Haas, Messner, Hoerth, Hausswirth, Siegfried, Thomen, etc., tous célèbres depuis le xviiie siècle. Il est probable que beaucoup de ces familles de potiers ont produit des sifflets à certaines époques.

La fabrication de ces derniers était devenue très marginale à la fin du xxe siècle et seuls l’atelier Friedmann, remontant à 1802, et André Mosser, de Schirrhein, proposaient encore les modèles traditionnels, tandis que quelques autres ateliers comme les ateliers Hausswirth ou Lehmann réalisaient des sifflets moulés.

Les coucous n’y étaient plus fabriqués. Les sifflets à eau tournés en forme d’oiseau avaient également disparu, tout comme les sifflets à suie que l’atelier Friedmann avait continué de produire jusqu’aux années 1970.

Aujourd’hui, plusieurs des ateliers traditionnels de Soufflenheim ont repris la fabrication de sifflets ; les coucous sont de nouveau en vente et on peut penser que le chant de ces objets accompagnera encore longtemps les fêtes alsaciennes.

1 Marie-Dominique Waton, Vivre au Moyen Âge. 30 ans d’archéologie médiévale en Alsace, cat. exp. Strasbourg, Éd. Les musées de la ville de Strasbourg, 1990, p. 360, notices 1.83 et 1.84.

2 Jean-Pierre Rieb et Charles-Laurent Salch, Aspects de la vie au Moyen Âge et à la Renaissance. Dix ans de fouilles [en Alsace], cat. exp. Strasbourg, Éd. Centre d’archéologie médiévale, 1973, p. 28, notices 136 à 140 et planche XVI, ill. 136 à 140.

3 Conrad de Dankrotzheim ou Konrad (von) Dankrotzheim (ca. 1372 – 1444) est un poète alsacien. Georges Klein qui cite cette liste n’indique pas la source précise. Voir Georges Klein, Poteries populaires d’Alsace, Strasbourg, Éd. du Bastberg 1989, p. 63.

4 Georges Klein, op. cit., p. 59.

5 Georges Klein, op. cit., p. 34-36.

6 Paul Adolphe Kauffmann (dit Peka), Nos petits Alsaciens chez eux. Notes et souvenirs d’artiste, Paris, librairie Garnier Frères, vers 1918, décembre.

7 Georges Klein, op. cit., p. 7.

8 Tous les renseignements sur l’histoire de la céramique de Soufflenheim sont tirés de Émile Decker, Olivier Haegel, Jean-Pierre Legendre et Jean Maire, La Céramique de Soufflenheim. Cent cinquante ans de production en Alsace 1800-1950, [S.I.], Éd. Lieux Dits, 2003.